E.V.A Chroniques de l’inframonde : une Terre dystopique [Critique]
6 mai 2019E.V.A. Chroniques de l’inframonde avait été annoncé originellement pour octobre 2018, aux éditions Graph Zeppelin. Après plusieurs reports, la BD de science-fiction est enfin arrivée dans les librairies le 16 avril dernier. Conçue par l’italien Marco Turini, E.V.A plonge le lecteur dans un avenir post-apocalyptique effrayant. Cette descente dans les entrailles de la Terre vaut-elle le détour ?
La Terre dévastée, la Terre divisée
Oubliez la bonne vieille terre que vous connaissez ! En 3125, la Terre n’est plus qu’une planète hostile à la surface mortelle. Les humains ont dû s’organiser dans ses profondeurs pour survivre. La société se structure en plusieurs niveaux. Selon votre chance, vous vivez plus ou moins bien car plus le niveau est proche du centre de la Terre et pire sont les conditions de vie. Les lois interdisent aux citoyens de monter d’un étage à un autre. Marco Turini souligne très vite les désillusions d’un monde entièrement tourné vers la technologie comme solution de survie. Parce qu’outre le fait que les moins avantagés sont en bas, il faut être modifié pour mieux résister aux catastrophes. En effet, la plupart des habitants sont des cyborgs. Certains sont transformés à 27% d’autres le sont à 35% (et d’autres sans doute plus). Charmante perspective !
C’est dans ce contexte futuriste et plus précisément au quatrième niveau, dans la capitale Janis, que l’histoire commence. Visiblement, il arrive assez fréquemment que des « rebelles » essaient de franchir les frontières du niveau pour accéder aux autres. Deux d’entre eux vont nous intéresser et il s’agit de deux femmes. E.V.A (qui se dit « euvéa ») que le lecteur suit dès les premières pages et qui s’impose comme le « personnage principal » et par la suite, Lavina, une « terroriste ». Les deux femmes ont un point commun, elles veulent s’enfuir par tous les moyens. Marco Turini fait volontairement de la rétention d’informations. De ce fait, nous ignorons les origines de E.V.A, son identité, ses motivations, son histoire… E.V.A est un peu la femme mystère qui débarque de nulle part ! La seule chose qui s’impose comme une certitude, c’est sa volonté de quitter le quatrième niveau. A l’inverse, la BD donne plus de matière à Lavina, en lui conférant un passé et des éléments caractéristiques. Les deux personnages non pas du tout le même traitement, et ce n’est pas un fruit du hasard.
E.V.A : Janis, une ville dystopique
A la manière d’un huit clos, l’intrigue va majoritairement se dérouler à Janis. Dès le début, la ville se montre austère et plutôt inquiétante. Son aspect high-tech contraste avec la tension qui y règne. Les dessins de Marco Turini sont saisissants : ils mêlent aquarelle et textures, tout en jouant sur des nuances de vert et de bleu. Le visuel renforce la froideur de cet univers ainsi que son aspect dystopique. Il est évident que ce style ne plaira pas à tous les lecteurs. Il me rappelle à bien des égards certains comics des années 90 notamment pour ce jeu des couleurs. Dans le fond, ce n’est pas si étonnant puisque que Marco Turini a beaucoup œuvré pendant cette période chez différents éditeurs comme Avatar Press.
Plus marquant encore, la ville est représentée par des bâtiments, des buildings et son apparente propreté. Tout n’est que façade : le dessin contredit implicitement « cette illusion ». Il n’y a quasiment pas de représentation de foule. Pour une capitale, on s’attend à ce que cela grouille de partout, et pourtant… les rues semblent profondément désertes ! Ces différents éléments génèrent un malaise chez le lecteur, malaise qui le suivra du début à la fin. C’est un peu comme si vous saviez que quelque chose cloche mais que vous ne parveniez pas à mettre la main dessus.
Marco Turini rehausse la nature malsaine de la ville en montrant les vices de l’humanité : la violence, la pornographie, la torture, la manipulation, l’avidité. Même cyborg, un humain garde son esprit et par la même, ses défauts. Au cours de l’histoire, le lecteur fera connaissance avec N.U, un cyborg à l’apparence aussi particulière que son goût prononcé pour le sexe. C’est aussi en lien avec la carrière de l’artiste qui a beaucoup travaillé pour un magazine érotique. Une sorte de clin d’œil. D’ailleurs les esquisses disponibles en fin de BD sont particulièrement troublantes à bien des égards !
La politique, une partie de poker
La première séquence qui s’ouvre sur Janis met en évidence l’activité des « forces de l’ordre » sans que le lecteur ne comprenne les raisons de cette agitation. Dans les Chroniques de l’inframonde, le scénario est très morcelé, il est par conséquent difficile de toujours saisir la portée des planches. Des informations sont manquantes, on alterne d’une situation à une autre sans toujours réaliser ce qui lie l’une à l’autre et l’absence de contextualisation rafraîchit l’attachement que le lecteur peut ressentir vis-à-vis des personnages. Si vous aimez les intrigues traditionnelles et les schémas classiques, je ne peux que vous mettre en garde ! Il est parfois frustrant de ne pas savoir où Marco Turini nous conduit ni pourquoi.
Avec E.V.A, le lecteur comprendra après digestion de l’histoire que la forme sert le fond. Vous ne comprenez pas toujours où va l’histoire ? Vous êtes au même niveau que les personnages qui ne savent pas où court leur avenir. Derrière la critique de la technologie outrancière, c’est celle de l’État, des gouvernements, de la politique. Plus précisément, de ce qu’un gouvernement peut faire d’une technologie pour exercer un contrôle abusif. Si vous avez l’occasion de lire cette BD, vous découvrirez comment on obtient des informations sur certains personnages. Il faudra attendre la fin pour former une partie du puzzle et appréhender la vérité !
La vie dans ces villes souterraines est dictée par les lois et par les différents gouvernants. Janis n’échappe pas à cette remarque avec un maire en pleine campagne. Mais la manipulation n’est pas toujours celle que l’on croit…
E.V.A Chroniques de l’inframonde aura mis plus de 10 ans à arriver en France, dans la langue de Molière ! Ce one shot sort des sentiers connus et se distingue par son style visuel et la construction de son intrigue. Pépite pour les uns, bizarrerie ennuyante pour les autres, E.V.A ne sera peut-être pas la BD des avis à l’unisson mais elle aura le mérite de proposer autre chose, autrement. Avec sa Terre dystopique où l’humanité est échelonnée, E.V.A dresse un portrait corrosif de la technologie et de la politique. Finalement, la vie dans les souterrains est une vraie partie de poker.
Note
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7/10
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6/10
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5/10
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8/10
Résumé
Marco Turini invite le lecteur à découvrir la Terre d’un futur dystopique où l’humanité se perd dans ses entrailles. Le dessin surprend et l’histoire peut décontenancer. E.V.A Chroniques de l’inframonde n’est pas à mettre entre toutes les mains. L’ouvrage convient à un public connaisseur, averti et réceptif aux expériences visuelles.